Ravena crispa brièvement les mains sur ses accoudoirs ; visiblement, elle ne s’était pas attendu à ce qu’Adrian réponde avec autant d’assurance. Elle renonça à jeter un œil autour d’elle à la recherche de soutien, elle se savait seule dans ce combat. Comme souvent, son époux se montrait étrangement sentimental dès qu’il était question de la famille Mayr – une raison de plus pour laquelle Ravena évitait de les mentionner sous ce toit – et Marielle restait fidèle à elle-même : ravie dès qu’elle voyait une opportunité de tourmenter sa pauvre mère.
Après quelques secondes qui parurent s’étirer en minutes, la maîtresse de maison soupira.
- Je ne suis pas votre ennemie, Adrian. Mais ne me comptez pas encore parmi vos alliés.
C’était dit et cela ne pouvait être plus clair. L’apothicaire avait peut-être la faveur du père et de la fille, mais la mère aurait besoin de plus de temps avant d’accorder sa confiance. Et à bien y réfléchir, sa confiance était dispensable dans cette histoire. L’influence de Ravena sur sa famille n’était peut-être pas aussi forte qu’il l’avait cru de prime abord.
Contrairement à ses craintes, le dîner poursuivit son cours, presque comme si l’incident était clos. Ravena resta en retrait des conversations cependant, et Aurélius n’y participait qu’à demi, comme s’il avait l’esprit à ailleurs. Seule Marielle devisa gaiement, et Adrian ne put que la remercier de ne rien mentionner de la longue liste des sujets qu’il préférait ne pas aborder maintenant : Jorgen, le laboratoire sous la Bibliothèque, le monstre à dix têtes qui s’en était échappé, les victimes de l’attaque, son procès et son avenir en tant que médecin. Sa conversation n’était peut-être pas aussi intéressante que l’aurait été celle de son père, néanmoins elle faisait preuve d’une impressionnante intelligence sociale.
Ce n’est que plus tard dans la soirée qu’une occasion se présenta à lui, tandis qu’ils prenaient tous le thé dans l’intimité du salon où il avait été reçu à son arrivée. Profitant d’un moment de calme dans les conversations, Aurélius posa brièvement une main sur son épaule pour attirer son attention.
- Si cela ne vous dérange pas, j’aimerais m’entretenir avec vous, Adrian. En privé.
Son visage avenant ne trahissait rien de ses motivations mais l’apothicaire de ne se fit pas prier davantage. Le bureau d’Aurélius était une pièce dont on lui avait toujours refusé l’accès, seul son père y avait été convié lors des dîners mondains que l’hôte organisait jadis. De quoi pouvaient-ils s’entretenir alors, loin des oreilles des invités ? L’impression de marcher dans ses pas se fit encore plus prégnante.
L’endroit n’était pas aussi spacieux que les autres salles de la maison et pourtant il possédait un charme indéniable ; le plafond y était plus haut que n’importe où ailleurs, surmonté d’une petite coupole en verre qui, en pleine journée, devait baigner la pièce dans une agréable lumière. Les autres fenêtres donnaient sur un petit jardin clos, Adrian se souvenait y avoir pris le thé à l’occasion, lorsque le temps l’avait permis. Tant de souvenirs qu’il avait enfoui dans sa mémoire.
Dans le mur du fond, dernière le lourd bureau finement ouvragé, une bibliothèque contenait ce que l’apothicaire devinait être l’œuvre de toute la vie d’Aurélius de Langret. Tout était parfaitement ordonné, rangé avec une minutie qui frôlait l’obsession. Adrian nota que la seule chose qui ne semblait pas avoir d’utilité pratique était la fleur qui s’épanouissait tranquillement sur le rebord d’une fenêtre : une ancolie, les préférées de sa mère.
- Vous avez la mine de quelqu’un qui aurait besoin de boire quelque chose d’un peu plus fort que du thé.
L’ancien médecin ouvrit l’une des portes de son cabinet avant d’en sortir deux verres et une bouteille de liquide ambrée. Il versa un verre à Adrian avant de s’asseoir dans un fauteuil, face à lui.
- Ou peut-être est-ce moi qui en avais besoin, dit-il en lui adressant un petit sourire. Je vous prie encore de bien vouloir excuser mon épouse. Nous avons deux visions assez opposées sur la façon dont il convient d’agir, dans notre situation. Elle pense que nous devrions redoubler d’effort pour prouver au monde que nous sommes des gens tout à fait digne d’estime et je pense que de pareils efforts sont une perte de temps.
Il tira une pipe d’un tiroir et entreprit de la remplir avec les gestes précis d’un ancien chirurgien. Il semblait à Adrian qu’il était entré dans une bulle où Aurélius était enfin lui-même.
- Mais vous, vous avez réussi à trouver un équilibre et les gens qui poussent la porte de votre officine ne murmurent que de bonnes choses à votre sujet. Ce sont eux qui comptent le plus.
Il n’avait pas parlé au passé, comme si les événements récents n’avaient pas entaché tout ce qu’Adrian s’était évertué à construire. Peut-être avait-il raison d’ailleurs, peut-être que le temps tasserait les choses, que cette énième tâche sur sa réputation glisserait sur lui comme avaient glissé les autres. Aurélius tira une bouffée sur sa pipe tout en considérant Adrian avec ce qui ressemblait à un soupçon de fierté, très vite remplacé par autre chose. Du regret ?
- Après la mort de Jorgen, je pensais que mon soutien serait plus un fardeau qu’autre chose alors je vous ai seulement observé de loin. J’aurais aimé pouvoir faire plus, mais de toute évidence vous vous en êtes très bien sorti. Et vous vous en sortirez cette fois très bien encore, n’en doutez pas.
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