Combien de temps devrait-elle encore vivre dans la maison familiale des Fjorleif ? Il est vrai que la vieille bâtisse était solide et confortable, le rez-de-chaussée était réservée au magasin ainsi qu’à l’atelier, on y trouvait également la cuisine. Les chambres se trouvaient à l’étage. A 20 ans, elle était en âge d’avoir sa propre maisonnée et de fonder sa famille. Mais cela signifiait aussi abandonner son métier pour un temps, à moins de racheter un endroit où elle pourrait établir son propre atelier et son magasin. Tout cela demandait de l’argent. Et, surtout, ses parents étaient déterminés à lui mettre des bâtons dans les roues. Ils ne voulaient pas qu’elle épouse Eredin, si elle s’entêtait à le prendre pour époux, ils pouvaient tout bonnement lui refuser une dote voir pire, la désavouer. Serait-elle prête à faire face à un tel déshonneur pour vivre avec l’homme qu’elle aimait ? Etait-elle prête à marier un inconnus juste pour ne pas avoir à se confronter à ses parents ?

Le travail manuel lui permettait de plonger dans les problèmes et de les étudier, de se laisser dériver dans ses pensées, de s’évader aussi. Le heurtoir la prévint de l’arrivée d’un client, elle s’arracha à son travail minutieux pour rejoindre le magasin. Il n’était pas rare que ses parents la laisse tenir le magasin de temps à autre, elle était formée au métier et elle était bonne en négociation. Elle savait reconnaître une bonne affaire quand elle en sentait une. Lorsqu’elle vit le client, sa méfiance ressurgit. Chez les utgardiens, on redoutait les affaires qui semblaient un peu trop belles pour être honnêtes, particulièrement quand un Amaranthis franchissait leur porte.

— Bien le bonjour. Je suis étonnée mais honorée de trouver un Amaranthis dans mon humble boutique. Quelque chose vous aurait-il tapé dans l’oeil ?

Son accueil était poli, son sourire charmant et sa voix trahissait la curiosité qui la piquait.

En le voyant si bien accompagné, le sourire de Liveig ne put retenir une courbure narquoise. Il est vrai qu’il valait mieux bien s’entourer si l’on était un étranger et que l’on se présentait dans le quartier Utgardien. Il n'y avait guère que dans sa boutique que l'on pouvait prendre confiance, et encore. Les Fjorleif étaient bien entouré en terme de connaissances, quiconques osait s'en prendre à eux, en particulier un non-utgardien, risquait de se retrouver avec tout le clan sur le dos. D'autant plus qu'elle fréquentait quelqu'un de très bien placé aux côtés du Hurlskson. Elle remit en place le petit tablier en cuir qui serrait sa taille et qui permettait de récupérer les petits matériaux qui glisserait lors de l'artisanat et arrangea un peu son chignon d'où s'échappait quelques mêches, l'histoire d'être un peu plus présentable.

— Mestre Sigurd Valajson, je vois…

Le nom de Sigurd Valajson lui était en effet familier. L’armateur utgardien était venu prendre une commande auprès de son père. Il s’agissait d’un bracelet qu’il souhaitait offrir à sa fille. Il avait eu des consignes précises quant à la forme qu’il souhaitait et aux pierres à incruster. Il devait être pleinement satisfait du travail accompli pour partager l’adresse de l’atelier à un client potentiel. Un Amaranthis de tout évidence. Son langage, ses gestes, sa tenue et ses traits, tout chez lui trahissait son appartenance au peuple de commerçants. Ses atours n’avait pas échappé à l’oeil de l’orfèvre, de toute évidence, son commerce lui était profitable, suffisamment pour qu’il hérite de matériaux rares et nobles – ou qu’il puisse se permettre d’en acheter.  

— De même, Liveig Fjorleif, Fille de Ulfgorm Fjorleif, Mestre Orfèvre. Dites-moi, cherchez vous quelque chose en particulier ? Je peux vous laisser faire le tour des marchandises exposées mais nous prenons aussi des commandes. Bijoux, ornements, incrustation, gravures… Je vous écoute.  

L’Amaranthis avait l’esprit vif et la manière qu’elle eut de se présenter lui indiqua qu’à l’évidence, elle n’était pas vraiment « Maîtresse », du moins, pas tant qu’elle vivrait ici, c’était une certitude. Elle se contenta d’acquiescer lorsqu’il devina qu’elle était encore en train de parfaire son apprentissage. Ce n’était pas si faux après tout, son père ne pouvait pas s’empêcher de jeter un œil à ses œuvres avant de les remettre aux clients. Mais n’était-ce pas normal ? Elle portait son nom, elle travaillait pour lui dans sa propre boutique. Ce qu’il vendait devait refléter ses exigences. Cet Alec Anshan semblait à la recherche d’un objet typiquement utgardien, quelque chose qui sortait des normes de l’esthétique amaranthis. Il semblait à la recherche d’une broche. Un instant, ses yeux se perdirent vers quelque chose en haut à droite de son champ de vision, comme si elle essayait de se souvenir d’un objet en particulier. Celle que le commerçant arborait à son cou étant déjà en argent, elle ne pouvait que lui proposer un produit égal ou supérieur – du moins, c’est ce que lui aurait conseillé son père. Malheureusement, c’était une modeste boutique, et l’argent restait un matériau assez chère. Le choix s’en trouvait considérablement restreint.

— Je peux vous présenter ce que nous avons en stock, mais nous autres Utgardiens apportons plus d’importance à la symbolique qu’à la noblesse du matériau.

Ce n’était pas tout à fait exacte, mais ce n’était pas tout à fait faux. En d’autres temps, les pirates qu’étaient les Utgardiens savaient apprécier l’or et l’argent, mais désormais, en Avalone, la rareté de ces métaux et l’impossibilité de les extraire sur place avait rendu le peuple nordique un peu moins cupide. Depuis l’installation de la colonie, il est vrai, ils s’intéressaient davantage à la qualité du travail d’un objet plutôt qu’à sa valeur brute. Les finitions d’une œuvre démontraient le savoir-faire de l’artisan et justifier la valeur de la marchandise. La jeune fille fit le tour pour accéder à une armoire solide de laquelle elle sortit un coffret plat. Elle le disposa la boîte en bois sur le comptoir, face au client et l’ouvrit devant lui. A l’intérieur, sur une étoffe vert foncé étaient disposés plusieurs boucles destinée à tenir un vêtement en place. Les alliages allaient du cuivre au bronze, les reflets des matériaux étaient mis en valeur par la teinte canard de leur support. Au centre, une broche en argent particulièrement bien travaillée. Les dessins ciselés qu’elle arborait les trois têtes de titans d’Anauroch, Shoggoth et Vaarkarsh travaillées dans des spirales qui formaient un triangle. La broche elle-même était circulaire, comme une sphère qu’on aurait consciencieusement aplatie, pour qu’elle tienne à plat sur le col, mais pas trop non plus pour qu’elle conserve un aspect bombé. Les autres broches aux tons rougeâtres et ambrés reprenaient des motifs utgardiens, le marteau de Njörd ou encore des runes de bénédictions. Un à un, elle lui présenta les objets, leur donna des détails sur ce qu’ils représentaient, leurs références mythologiques et les détails intéressants qu’un vrai connaisseur pouvait apprécier.

— Ces objets sont assez traditionnels. Ils nous aident à célébrer et commémorer notre histoire, et ne pas la laisser tomber dans l’oubli. Voyez-vous en un qui vous ferait plaisir ?

Lorsqu’il évoqua le travail des métaux par l’utilisation de tampons, l’Utgardienne eut une moue. Ni son père, ni elle ne considérait cette technique du travail comme de l’art, à la limite c’était un moyen rapide de marquer la fabrique des armes ainsi que des armures. Mais aux yeux des orfèvres, il était très facile de reproduire un tampon et de faire passer des produits pour un artisan notoire. C’est d’ailleurs pour cette raison que les orfèvres utgardiens avaient pris l’habitude de marquer leurs créations avec leur propre gravures faites mains, pour empêcher les faux.

Puis, poursuivant l’examination de la marchandise, Liveig eut un air confus sur la proposition du commerçant, peut-être s’ahissait-il d’un quiproquo.

— Je suis désolée Maître Anshan, la maison Fjorleif ne fait pas ce genre d’arrangement « deux commandes pour le prix d’une ». Mais peut-être ai-je mal compris… Toujours est-il que mon père sera ravi de retravailler la garde selon vos désirs. Il saura plus à même de donner le prix de ses services lorsqu’il aura examiner l’objet en question. Auriez-vous des détails concernant les mensurations de l’objet et son alliage ? Souhaitez-vous inclure des ornements particuliers des incrustations de pierres ?

La jeune femme avait rapidement détourné la conversation de la mésentente embarrassante. Peut-être était-ce une habitude amaranthis de diviser les prix en fonction du nombre de services, mais cela ne se faisait nullement chez les utgardiens et de telles attentes étaient, pour ainsi dire, insultantes envers l’artisan ou le commerçant à qui on le proposerait. La suite de la proposition la laissa plus perplexe encore : l’Amaranthis comptait lui imposer un prix, celui de l’expertise de son assistant, ce dernier étant une impartialité remarquable. Le visage de Liveig se durcit. Il était impensable qu’un étranger vienne dans la boutique d’un utgardien pour imposer les prix qu’il souhaite sur de la marchandise, sous prétexte qu’elle a été faite par l’apprentie d’un maître.

— Je suis désolée, vos certitudes sont infondées et jamais mon père ne l’approuverait. Nous ne fonctionnons pas ainsi, ici, Maître. C’est l’artisan qui impose son prix. Apprentie, ou non, je représente la boutique et l’enseignement des orfèvres Fjorleif, l’expertise de mon père saura plus à même de juger la qualité du travail que je fais pour lui, et c’est à lui qu’il reviendra de négocier sa marchandise. Si cette manière de faire, nous vous accueillerons demain, vous ou votre assistant pour poursuivre cette commande.