An 83, Deuxième mois de l'hiver, Jour 6
Le Phoque Rieur

Jezabelle avait gardé le lit aujourd'hui. Le temps était maussade et elle n'avait aucune envie de se lever. Son frère craignait qu'elle ne soit malade mais non, elle le rassura. Elle n'avait juste pas envie. Elle profitait d'un temps de relâche pour vraiment penser à elle. Beaucoup de choses passaient dans sa tête... Elle ressassait la conversation qu'elle avait eu avec Adrian la veille et tout ce qu'il avait pu lui dire. Elle songeait aux paroles d'Eccho et de Baldhramn. Tout se mêlait dans son esprit et ne voulait pas s'imbriquer.

Un moment, elle se leva et s'assit sur le bord du lit, regardant à travers la fenêtre. La neige tombait à gros flocons, recouvrant les toits des maisons d'un grand manteau blanc. Beaucoup de choses se bousculaient, des souvenirs essayaient de ressurgir. Elle captait des mots, des sons, des images...

Soudain une image lui revint. Comme une impression floue... Quelque chose d'étrangement... agréable ?

La jeune femme fronça les sourcils alors et se leva, toujours vêtue de sa chemise de nuit. Une lampe à la main, elle se dirigea vers le grenier à petits pas. En bas, le brouhaha des clients étaient parfaitement audible mais elle n'y fit pas attention, concentrée sur son but. Lorsque sa main toucha la poignée, elle hésita. Puis elle prit une grande inspiration et ouvrit la porte. Les ténèbres la guettaient à chaque recoin et elle se hâta d'ouvrir le battant intérieur qui servait de volet. Elle frissonna légèrement, cette partie de la bâtisse n'étant pas chauffée et juste partiellement isolée.

Ce bout de son passé avait ressurgit en elle sans même qu'elle ne le veuille vraiment. Et maintenant qu'elle était devant cette malle, elle hésitait... C'était celle-là même que Baldhramn avait fouillé lors de son intrusion, celle qui renfermait les souvenirs de sa mère défunte. Elle ne l'avait encore jamais ouverte depuis que son père avait enfouie tout cela à l’intérieur et se demandait bien ce qu'elle pouvait contenir. Elle avait rangé le tout à la va vite lorsque le nomade avait tout sorti.

Elle hésitait.

Au bout de quelques minutes, Jezabelle posa la lampe sur le côté et plaça ses mains sur le couvercle. Elle le fit basculer en arrière et la poussière vola tout autour. Elle toussa légèrement et finit par poser ses yeux sur tout ça. Elle fut au départ quelque peu déçue par ce qu'elle vit. Quelques robes, quelques parures, rien de bien extraordinaire. Elle continua alors son exploration et finit par tomber sur le vieux carquois en cuir craquelé. Les symboles partiellement effacés gravés dessus évoquaient ceux de l'arc qu'elle avait accroché au rez-de-chaussée. Elle le reposa précautionneusement sur le côté. L'étrange appareil enroulé de cordes était aussi là mais la jeune femme ne savait absolument pas en quoi il consistait.

La jeune fille continua de sortir toutes sortes de choses plus ou moins intéressantes jusqu'à arriver à une petite couronne de fleurs. Lorsqu'elle la prit en main, certains ornements tombèrent au sol, fanés ou bien pourris. Mais la plupart tenait encore bon. Elle l'étudia quelques instants, intriguée. Qu'est-ce que cela pouvait faire là-dedans ? Elle n'avait jamais vu sa mère avec d'aussi loin qu'elle se souvienne. Et puis, c'était assez petit, trop pour la jeune femme qu'elle avait été.

"Jez' ?"

Lorsque son frère appela Jezabelle derrière elle, celle-ci sursauta et poussa un léger cri.

"N'ai pas peur c'est moi. Qu'est-ce que tu fais là ?"
"Tu sais ce que c'est ?" dit-elle sans répondre à sa question.

Théodore s'approcha alors et examina l'objet qu'elle lui tendait. Puis il se mit à sourire et s'assit à côté de sa soeur.

"Alors comme ça elle l'avait gardé tout ce temps."
"De quoi tu parles ?"

La brune ne savait absolument pas où son frère voulait en venir en disant cela. Elle sentait que c'était quelque chose d'important, que c'était sans doute un souvenir agréable sans pour autant arriver à mettre le doigt dessus.

"Tu ne dois pas t'en souvenir, tu avais seulement trois ans à l'époque."
"Trois ans ?"

Le jeune homme tourna la couronne dans sa main, toujours le sourire aux lèvres.

"Oui. J'avais complètement oublié ce moment je t'avoue."
"Explique-moi Théo."
"Cette couronne, c'est le seul moment agréable passé avec maman."

Jezabelle ouvrit des grands yeux de surprise. Alors sa mère n'avait pas été qu'une simple loque incapable d'aimer ses enfants. Elle essayait de se rappeler ce que ça signifiait mais impossible...

"Je ne me souviens de rien..." dit-elle finalement à regret.

Son frère lui caressa doucement la tête en un geste tendre.

"C'est normal. Comme je t'ai dit, tu étais très petite. En fait, un jour, maman a décidé de nous emmener faire un tour. Tu avais donc trois ans et moi six. C'était la première fois qu'on sortait avec elle. Et ça a été la dernière en fait. On a marché un bon moment, enfin, surtout elle et moi vu que toi, tu étais dans ses bras."
"J'étais dans ses bras ?" demanda la jeune fille incrédule.
"Et oui tu vois, comme quoi. On a fini par arriver dans les faubourgs. Et là, elle s'est mise à sourire. Je me souviens qu'il faisait un soleil radieux et qu'on s'est installé dans l'herbe, pas loin d'un champ. On a enlevé nos chaussures et on s'est amusé tous les deux en riant. Maman avait l'air si heureuse. Et alors qu'elle te tressait cette couronne de fleurs, elle chantonnait."
"Elle chantait ?"
"Oui. Tu sais, cette chanson que tu fredonnes des fois quand tu es un peu dans ton monde."

Jezabelle n'en croyait pas un mot. Un souvenir agréable de sa mère ? Impossible ! Cette femme froide et sans vie... Comment pouvait-elle avoir vécu telle chose avec eux ? Et pourquoi cela ne s'était produit que cette fois-là ? C'était à n'y rien comprendre. Elle reporta à nouveau ses yeux sur la tiare un peu défraichie. Elle avait une fois de plus cette sensation de légèreté et de bien-être qui montait en elle.

"Et il s'est passé quoi ensuite ?"

Le visage de Théodore perdit son beau sourire à cette question. Et la jeune femme sut alors que la suite avait conditionné toute la vie de sa mère...

"Papa est arrivé" dit-il simplement.
"Papa ?"
"Oui... Il était furieux. Il a dit qu'elle s'était enfuie sans l'avertir d'où elle allait. Il l'a pris violemment par le bras et il nous a ramené à la maison. Je me souviens que papa a beaucoup crié alors qu'ils étaient dans leur chambre. Et après ça, plus rien."

La jeune femme avait ramené ses jambes contre elle et tout son corps tremblait. Elle se souvenait bien des cris de son père par contre, ça, elle ne pourrait jamais l'oublier. Et à présent, elle avait la réponse à sa question. Cependant, une autre avait pris sa place. Est-ce que son père battait sa mère avant de la battre elle ?...

"Maman ne nous a plus jamais emmené dehors. Elle ne nous a plus porté d'attention d'ailleurs..."

La voix de son frère était un brin morose et la jeune soeur s'en voulait de lui faire revivre tout cela alors qu'ils avaient visiblement tourné la page. Elle toucha son bras doucement et celui-ci sourit tristement.

"Merci d'avoir partagé ce moment avec moi. Même si c'est un peu dommage que je n'arrive pas à m'en souvenir."
"Tu devrais retourner te reposer et laisser tout ça là."

Théodore posa un baiser sur la tête de sa soeur et se leva. Puis il quitta la pièce.

Jezabelle finit par remettre les objets dans la malle et la refermer. Elle garda cependant la petite couronne et la ramena avec elle dans sa chambre. Allongée sur son lit, elle la porta au dessus de sa tête et la fixa. Peut-être que si elle la regardait assez longtemps, tout cela lui reviendrait en mémoire ? Ou peut-être pas... Elle finit par soupirer et laisser tomber son bras mollement sur le lit, gardant en main l'ornement.

Ses yeux se posèrent à nouveau sur la fenêtre, la neige tombait à gros flocons sur les toits, les recouvrant de son grand manteau blanc.